Entretien avec Charles Abelé

Entretien avec Charles Abelé Shihan, Kehl, 17 décembre 2005

Pouvez-vous évoquer votre rencontre avec l’aïkido ?

J’ai failli commencer à pratiquer l’Aïkido à l’âge de douze ans mais c’est finalement à 23 ans qu’un ami m’a entraîné dans un dojo. La vraie question est pourquoi j’y suis resté. Les premiers mois étaient durs physiquement et j’enchaînais les blessures… je suis pourtant resté, surtout parce que  j’y avais de bons amis. Puis au cours d’un stage à la fin de la première année, j’ai rencontré maître Kobayashi. Immédiatement il m’est apparu que c’était cet aïkido que je voulais pratiquer. J’ai donc suivi discrètement maître Kobayashi lorsqu’il se trouvait en Europe tout en continuant ma pratique au sein de la fédération. Il était assez mal vu d’avoir un tampon de stage de maître Kobayashi sur les passeports de la fédération qui était dirigée par maître Nocquet. Pourtant, c’est bien Hirokazu Kobayashi qui lui décerna ses 7e et 8e dans. A l’époque, même s’il y avait certaines inimités entre  les différents styles et les différentes approches de l’aïkido, les choses étaient beaucoup plus ouvertes qu’aujourd’hui pour les pratiquants qui, à l’occasion de stages, pouvaient circuler librement entre les différents courants (Tamura, Nocquet, Noro…). Officiellement, maître Kobayashi est venu pour la première fois en France pour diriger un stage de judo ! Officieusement, il s’est toujours dis que O Senseï Moriheï Ueshiba l’a envoyé en Europe pour résoudre certains problèmes de préséances entre les différents maîtres japonais présents en France. Aujourd’hui, le système fédéral voulu par l’Etat français piège le développement normal de la pratique en voulant tout diriger, normaliser et contrôler. Si les gens acceptent de perdre leur liberté, c’est pour des raisons de financements. Quand les deux fédérations nationales seront réunifiées une chasse aux sorcières va commencer. Il faut s’y préparer. L’an prochain il n’y aura plus de dan, on ne parle déjà  plus d’Aïkido et je vais mettre en place un système de diplômes. Le règlement intérieur est en train d’être revu par le 4ème cycle dans cette perspective.

Qu’est-ce qu’un aïkidoka ?

Littéralement, c’est un expert en aïkido. Mais ce qui est important,  c’est ce que chacun fait. Vous devez pratiquer ce que vous aimez et surtout, de la façon dont vous l’aimez. Quand j’étais chez maître Nocquet, j’ai éprouvé le besoin de faire du Yoga. J’ai même passée un diplôme et enseigné le yoga un temps. Il me manquait une pratique interne dans la forme d’aïkido que je suivais alors. Ma rencontre avec l’Aïki-taïso de maître Kobayashi m’a fait arrêter cette pratique dont je n’avais plus besoin.
Le passage du Shodan est une étape essentielle. C’est le moment où l’on s’approprie sa voie : cela est marqué par le port du Hakama qui incarne cet engagement. Maître Kobayashi devait parfois prendre  le Hakama de O Senseï dans sa voiture : il disait que c’était un des rare moment ou il sentait que rien de néfaste ne pouvait lui arriver ! Le Hakama est porteur de l’histoire de chaque pratiquant.La structure dans laquelle vous évoluez peut empêcher votre démarche personnelle. C’est vous qui faites votre pratique. Dans sa formation, il faut avoir la curiosité d’aller voir ce qui se fait ailleurs de façon à se donner un véritable choix. Le fait  que l’école à laquelle vous appartenez rende votre pratique plus facile ne doit pas vous faire sombrer dans la facilité. 
En changeant le nom de l’école, les kanji ont également changés, nous sommes passés du terme d’aïkido à celui d’Aïkiryu, et apparaît le kanji du « dragon » (ryu), qui symbolise la transformation…
La notion de transformation est  au cœur de notre école. C’est pour cela qu’il y a parfois eu des résistances, comme lorsque je décidai de développer la pratique de l’Aïki-taïso comme pratique à part entière. Cela semble maintenant accepté. Dix ans, c’est la fin d’un cycle et le début d’une nouvelle boucle. La mise en place des arts du geste participe à ce nouveau cycle ainsi que de nouvelles rencontres, comme celle qui eût lieu cette année avec le centre Karma Ling.
Cette transformation est liée à ma maladie : elle m’a obligé à lâcher certaines choses. C’est mon histoire mais comme elle me permet d’avancer, elle fait avancer l’école toute entière. Dans ce contexte, il faut appliquer un principe fondamental de l’aïki : intégrer.

Pourquoi et comment on crée ont une école ?

Avant la création de l’école, j’avais déjà enseigné durant des années, ouvert de nombreux dojos, formé des enseignants qui avaient eux mêmes ouverts des dojos et formés d’autres enseignants. J’étais même le responsable technique pour le Nord de la France au sein de l’ancienne école à laquelle j’appartenais (la 3A de maître Cognard). Ce que devait exactement être cette école n’était pas très clair pour moi au départ et cela aurait bien pu ne pas être. Mais comme mon départ de mon ancienne école a été suivi par des enseignants, et plusieurs dojos en France, il est apparu l’idée de se regrouper. Aussi m’a t’il fallu, en quelque sorte, faire un grand nettoyage. Que je fasse mes deuils de la rupture consommée avec mon ancienne école et mon enseignant. Car en créant ce qui s’appelait alors l’AAGE, je sortais de la filiation. C’est paradoxalement suivre une tradition établie dans les arts martiaux traditionnels que de rompre la filiation. Dans ce contexte, il est admis qu’un élève quitte l’école de son maître et prenne un nouveau nom pour son école voire change le nom de sa pratique afin que rien ne puisse rappeler sa filiation. Ainsi, les erreurs éventuelles que commettrai l’élève ne seraient pas imputées à l’enseignement de son ancien maître.
J’ai été incité à partir et je savais que c’était le moment. De toute façon, il faut quitter son maître pour être véritablement créateur, même si parfois cela doit se faire dans la douleur. Il est important de ne pas oublier cela quand on enseigne. Cela m’a pris dix années pour savoir ce qu’était véritablement cette école que j’avais décidé de créer. L’un des signes visibles de l’aboutissement de ma réflexion sur cette nouvelle fondation est la disparition des portraits de O Senseï et de maître Kobayashi au Kamiza du Hombu dojo. Déposer au Kamiza le portrait d’un maître dont on n’est pas l’élève directe est une curiosité pour un japonais. C’est une habitude occidentale. Aujourd’hui, je préfère que soit déposé, par exemple, une calligraphie reflétant le sens de notre pratique. Comme un témoignage de cette nouvelle énergie surgie avec l’affirmation de l’école. C’est la nature qui est là pour nous enseigner. C’est cette énergie qui est maintenant au Kamiza, faisant écho à une conception plus bouddhiste de la filiation. Créer une école, c’est accepter que l’on ne soit plus rien. J’ai pu le faire car j’en avais envie. L’envie, c’est votre guide dans la pratique.
Souvent vous insistez sur la relation « horizontale » de frères d’armes qui concerne des pratiquants progressant ensemble sur la voie, pourquoi celle-ci est-elle si importante et en quoi permet-elle aussi, en complément de la relation « verticale » de sempaï / kohaï, de structurer l’école ?
Avoir un frère d’armes, c’est une chance. C’est un soutient en plus dans la pratique. La relation naît de temps forts, d’expériences et d’histoires partagés. Il ne peut y avoir de faux semblant car elle permet un véritable dialogue, une aide. Il ne peut pas non plus y avoir de frères d’armes sans amour. C’est une relation qui reste gravé dans le cœur. Il faut savoir profiter des espaces qui s’y créent. Les prendre avec chaleur. Quand on a vécu les mêmes épreuves ensemble, on est plus fort ensemble. Il ne faut pas voir cette notion comme l’instauration de « castes » mais comme un opportunité de créer des liens d’amitié qui sont des aides sur le chemin. Ce sont sans doute parmi les moments les plus forts dans la vie d’un pratiquant.

Que transmet-on par le geste ?

Notre art est physique. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que c’est vous qui transmettez, pas le geste. Un enseignant d’Aïkiryu peut se protéger ou bien comprendre le lien qui l’uni à son élève au travers du geste et entrer dans la transmission. Il faut montrer le chemin et pour cela, connaître le processus interne des techniques. Alors on peut faire une remarque sur la posture, le geste technique. Par exemple, quand je donne un cours, il m’arrive souvent de voir un élève faire correctement le travail proposé alors que je m’approchais de lui pour lui apporter une correction dans son travail. La présence seul de l’enseignant peut suffire pour montrer le chemin.

A quel besoin interne correspond ce qui est ainsi reçu ?

Dans la vie, il n’y a pas de mauvais choix. Comme enseignant, la difficulté est de savoir ce que la vie nous donne. Chacun est dans son monde, même si nous partageons des choses en commun. N’importe quelle voie peut permettre à l’individu d’ouvrir les yeux. L’important, ce n’est pas le moyen mais c’est de savoir saisir ce que la vie vous enseigne.
C’est cela, être au cœur de sa vie.  La question centrale étant, que faire de sa vie… ? Ce qui est important, c’est le chemin, être constamment en état de transformation. Or tout le monde a cette possibilité. Nous avons tous tendance à sectoriser les choses, pourtant tout le monde est en état de transformation. C’est le sens même du mot vie.

Quelle est la relation juste entre élève et enseignant ?

C’est une question piège ! Il n’existe pas de relation idéale, ou de relation juste qui soit valable pour tous. La bonne relation c’est celle que chaque élève entretien avec son enseignant. Il faut que chacun soi présent et reste soi-même en ayant l’envie d’apprendre. Celui qui n’est pas présent ne peut pas recevoir. Il n’apprend rien. Ce qui est juste, c’est d’être soi même.

Quelle ouverture propose l’aïkiryu avec le monde ?

Les pratiquants doivent intégrer les messages de l’aïki dans leur vie. S’approprier son héritage : les notions de conflit créateur, arigataï, etc. Cela peux ouvrir des espaces dans la vie même de chacun. Réussir à appliquer ces principes dans sa vie, c’est déjà une victoire. Tout est alors possible. Demandez-vous pourquoi beaucoup de pratiquants changent leur façon de travailler alors qu’ils avancent dans la pratique. Ce que nous offre notre pratique, c’est un moyen de travail sur soi  et un outil de communication extraordinaire. Un moyen d’approche spirituel aussi. Cependant, il ne s’agit pas de mettre en place des formes artificielles pour ensuite se bagarrer avec elles. Ce qui est important, c’est de s’approprier l’aïki et d’être en accord avec ce que l’on croit. Voilà le sens du travail interne proposé : s’approprier des notions de vie.

Entretien réalisé par Anne-Gaëlle Bader, Frank Péquignat, Michel Roquier et Marc Rochette.